L’avènement des beaux jours se manifeste parfois pour les amateurs de musique par un irrépressible désir de reggae. Roots, jamaïcain et toujours inspiré, son indolence harmonique augure des meilleures résolutions estivales. Syncopes rythmiques et mélodies célestes sont aussi le pendant d’œuvres littéraires, il émane de certaines d’entre elles une conception affirmée de la Jamaïque, de sa société, de son mode de vie.
La Coopérative de Mai étant depuis 20 ans la scène du succès des meilleurs représentant de ce genre qu’on appelle reggae, déconfinons ici une bibliographie sélective de cette culture endogène à l’écho universel.
SOUS LE REGNE DE BONE – Actes Sud et LE LIVRE DE LA JAMAIQUE – 10/18 – Russell Banks
Il est un auteur américain reconnu pour son incommensurable appréciation des choses de la vie, un don à décrire avec simplicité des sentiments complexes, des situations allant du prosaïque à l’ubuesque. Russell Banks, puisque c’est de lui dont il s’agit, esquisse des portraits sensibles d’individus, de leurs failles et de leur humanité. Son observation subtile et son sens du romanesque projettent des situations fictives avec un talent constant. Sa profonde empathie sublime des existences ordinaires qui se lisent comme s’écoute du reggae en mode mineur, cuivré, avec des chœurs.
Né en 1940, Russell Banks a séjourné 2 ans en Jamaïque : pour cela, il connait parfaitement les méandres culturels et sociétaux de cette île aux trésors. Les deux romans ici évoqués apportent un regard inédit sur cette culture luxuriante. Russell Banks brosse un portrait méticuleux de ce pays, et élabore pour ce faire une construction narrative remarquable et totalement instructive pour les néophytes.
Dans Sous le règne de Bone, il compose la personnalité d’un adolescent américain désorienté prénommé Chappie. Russell Banks déroule le fil de son existence qui le mène d’une bourgade anonyme des Etats-Unis jusqu’à une expérience initiatique de la vie au cœur de la Jamaïque. Ce roman repose sur un personnage typique de l’œuvre de son auteur, abimé par une existence brutale en quête d’une personnalité, d’un destin. Mr Banks livre une profonde introspection dans la psychologie des personnages et signe des descriptions oniriques de paysages et d’endroits inspirés par le réel.
Le livre de la Jamaïque propose quant à lui une immersion intégrale au cœur de cette île des Caraïbes. Son auteur met en scène les péripéties en 1976 d’un intellectuel venu des Etats-Unis pour étudier les descendants d’irréductibles peuplades marrons* nichées au cœur de montagnes reculées. Au fil d’un récit palpitant, très fortement teinté d’autofiction, il nous entraine dans les conventions et les strates sociales jamaïcaines. Les mentalités de l’ensemble de cette société insulaire, ainsi que ses caractéristiques morales apparaissent ici sous un éclairage rare. Il survient en contrepoint de ce roman ethnographique une trame policière où l’on suit le narrateur dans sa tentative de compréhension, si ce n’est de résolution, d’un meurtre probablement lié à des pratiques ésotériques : l’Obeah.
GET UP ! STAND UP ! – Perry Henzell. Editions Sonatine
Au beau milieu des années soixante-dix, quelque part au milieu des Caraïbes, se joue l’histoire d’une nation en construction. La hausse soudaine des cours du pétrole provoque alors une crise inattendue : le pouvoir régalien vacille face à une subite instabilité politique. La jeunesse voudrait influencer le sort de ce pays, d’où émerge en parallèle un chanteur de reggae, véritable héraut international … Celui-ci, nommé Zach, arrivera-t-il à infléchir pacifiquement le cours de l’histoire ?
Décédé en 2006, Perry Henzell est célèbre pour avoir réalisé le film devenu culte The Harder They Come, avec Jimmy Cliff dans le rôle principal. C’est en 1982 qu’il publia cet ouvrage, Get up ! Stand up !, qui venait clore une trilogie, débutée précisément par The Harder They Come. Celui-ci relate le destin tragique d’un chanteur de reggae naïf, privé d’un succès commercial qu’il considère être légitime. Ecrit dix ans après ce film, Get up ! Stand up ! est une sorte d’autofiction, où l’on s’amuse à retrouver l’identité réelle des personnages du récit. Ce roman captivant aborde beaucoup moins l’aspect du reggae que The Harder They Come, et mêle des trames personnelles à l’évolution d’une intrigue qui associe des faits réels à la fiction. Il étire son champ d’observation bien au-delà de la société jamaïcaine des années 70, en l’intégrant pleinement au cœur de la situation mondiale de cette période. Même si Get up ! Stand up ! n’est aucunement un documentaire, il semble opportun de considérer cet ouvrage, et l’œuvre de Perry Henzell, comme une représentation trop rare de la Jamaïque. En le lisant, les fans de reggae se sentent irrémédiablement concernés par les allusions constantes à une culture qui les passionne.
BREVE HISTOIRE DE SEPT MEURTRES. Marlon James – Albin Michel
Russell Banks avait ouvert la voie à une littérature élégante en développant des thèmes auxquels les reggaephiles sont sensibles. Avec Brève histoire de sept meurtres, les fans de polar et de reggae tiennent là leur référence ultime. L’auteur jamaïcain Marlon James, signe avec son troisième roman au titre si paradoxal, un ouvrage sophistiqué et représentatif de l’Histoire et de la culture yardie*. Il dépeint l’histoire occulte de la Jamaïque, tout en déployant avec brio sa trame autour de la tentative de meurtre perpétrée le 3 décembre 1976 contre Bob Marley.
LA saga ultime, un objet littéraire audacieux qui transcende son sujet et qui devrait semble t’il être adapté en série…
De Kingston à New York, Brèves Histoire de sept meurtres s’étire de 1959 à 1991. Il prend racine au cœur du Kingston des turbulentes années 70. Cette fresque romancée qui s’inspire librement de la réalité met au cœur de son intrigue l’assaut par des gangsters de la demeure de Bob Marley. Alors qu’il est le personnage central de ce roman, Marlon James prend le parti de ne jamais le citer par son nom, ni de le faire converser directement avec les personnages qui le considèrent comme un prophète. Ce long texte chronologique se divise en périodes successives, où chaque personnage narre son histoire et relate sa relation au ‘’Chanteur’’. Une myriade de destins s’entrechoque dans cette fiction qui embrasse la période la plus suffocante de l’Histoire moderne jamaïcaine. L’aspect géopolitique et les questions d’espionnage sauront aussi captiver ici les amateurs du genre.
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RASTA GANG – Phillip Baker. Moisson rouge
C’est au cours de l’été de ses 14 ans que la vie de Danny Palmer bascule. Cet adolescent né en 1951 en Jamaïque, a côtoyé Bob et les Wailers dans leur yard* à Kingston. Cela fait maintenant 4 ans que sa famille s’est installée dans un quartier résidentiel de la banlieue new-yorkaise où ses parents pensaient connaître un cadre idéal pour l’épanouissement de leur fils. Mais, en quelques jours, celui-ci subit les événements qui détermineront son existence… Avec tout l’amour que lui porte sa mère qui voudrait le protéger en le tenant éloigné d’un entourage néfaste, Danny saura t’il prendre les bonnes décisions qui le préserveront d’un destin tragique ?
Lorsque le traducteur cherchait en 1993 à rencontrer Phillip Baker, il dut se mettre à la recherche d’un auteur en fuite dans les méandres de Brooklyn. Cet écrivain sans références notables incarnait malgré lui ce qu’il dépeint avec un style fait de classicisme littéraire et de verve urbaine : le mythe du bandit, certes, mais en quête de rédemption artistique. Son propre vécu anime ses personnages alors que son talent à créer une tension et un suspens alimente parfaitement la trame du récit. Le début de ce roman évoque les quartiers populaires et la mixité sociale des classes moyennes new-yorkaises que l’on retrouve dans l’œuvre d’Hubert Selby Junior. Rasta Gang rappelle ainsi tous les grands romans qui traitent de Big Apple, proche d’une certaine façon des thèmes des polars de Chester Himes et de sa galerie de personnages du Harlem des années folles. Rasta Gang couvre lui les années 70 et balaie 12 années de l’existence du narrateur Il évolue dans une ambiance proto hip hop, la où les cultures du sound system* et du spoken word* se diluèrent dans les mêmes pratiques d’un genre naissant. Rasta Gang ravira autant les fans de culture jamaïcaine que les amateurs d’histoires liées à New York. Son écriture fluide le rend captivant et bouscule le lecteur par d’incessants rebondissements ainsi que par un enchaînement sans temps mort de l’action.
REDEMPTION SONG – Alex Wheatle. Au diable Vauvert
C’est en ciblant son action dans les événements historiques de Brixton de la fin de l’hiver et du début du printemps 1981 qu’Alex Wheatle mixait toute une bande-originale reggae à son second roman. Plantons le décor… Lincoln, alias Biscuit, n’a que trop peu connu son père. Ce dernier, déraciné de Jamaïque pour fuir la misère matérielle, est venu mourir en Angleterre d’une pneumonie attrapée sur un chantier. Sa femme, Hortense, subit de plein fouet cette fatalité en élevant seule ses trois enfants dans une banlieue défavorisée de Brixton. Biscuit, son fils aîné, assume le rôle de soutien de famille en pourvoyant aux besoins des siens. Dans l’adversité, il pourra compter sur des amis indéfectibles ainsi que sur ses propres valeurs morales, alors que de terribles épreuves le guettent. Placé face à son destin, aucune échappatoire ne semble pouvoir l’extraire d’une fuite en avant vers la violence.
Avec East of Acre Lane, version originale de Redemption Song, Alex Wheatle signait en 2001 un roman aux résonances concrètes. La musique supporte constamment l’action de cet ouvrage aux dialogues vivants et authentiques. Les allusions et les hommages au reggae abondent avec l’évocation notamment de Linval Thompson, de Dennis Brown, de Sugar Minott ou du sélecter David Rodigan. L’auteur se projette même sur scène grâce aux lyrics d’un personnage, le MC Yardman Irie, qui déclame ses lyrics au gré des soirées de South London. Alex Wheatle se réfère pour cela à sa propre expérience musicale puisqu’il a officié dès 16 ans au micro du sound system* Crucial Rocker. Cet artiste emblématique du reggae londonien dépeint fidèlement Brixton où il a lui-même résidé. Il s’appuie sur des événements réels pour assimiler à son récit très probant des personnages entiers, attachants ou repoussants. Devenu désormais un écrivain réputé, il est un parfait transmetteur de cette culture urbaine qui trouve un écho dans les 6 langues où ses 16 livres sont à ce jour traduits.
Glossaire
marron : descendant d’esclaves africains échappés puis affranchis vivants en communauté dans l’arrière pays, parfois depuis des siècles.
mc ou deejay : abréviation de ‘’maitre de cérémonie’’, artiste vocal qui anime une soirée au micro, enchainant des scansions à l’oralité mélodique d’une façon appelée communément toast, rub a dub ou raggamuffin.
sound system : système de diffusion sonore très généralement artisanal, animé par un deejay, au micro, et un selecter qui enchaine la sélection musicale. Il est a noter que dans son acception jamaïcaine, on intervertit la signification du rôle du deejay, qui tient en l’occurrence le micro.
spoken word : interprétation orale d’un texte parfois mis en scène sur de la musique ou du théâtre. Il est admis que sa pratique américaine de la fin des années 60 est un des facteurs qui a engendré le rap. Le slam équivaut à sa conception moderne.
yard : petite cour située a l’arrière des habitations collectives jamaïcaines, terme désignant par extension la Jamaïque.
yardi : jamaïcain, habitant de Yard.